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Jane Hervé, le gué de l'ange

poésie des images et des lettres

Promenade bis d’une fille d’eau

Photo wikitionnaire.

Photo wikitionnaire.

Il est des phrases qui m’habitent. J’ignore pourquoi. J’entortille et je détortille leur sens, j’emmêle leurs mots comme une énorme pelote de laine, je fais des nœuds, je dénoue, captivée par une seule phrase à laquelle j’attribue tous les sens du monde jusqu’à l’insensé. Je n’aime pourtant pas les citations. Elles sont si souvent un refuge où certains s’installent et vivent par procuration, protégés par le seul penseur cité, se confondant avec lui et manquant probablement d’humilité. Ainsi citant (!) aujourd’hui, je suis comme tout le monde, aussi bien ceux que je critique que ceux que je soutiens. En vérité, une pensée tenace trouve mille échos en moi depuis des années, peut-être des décennies, sûrement des siècles…. Elle inscrit parfois ma colère, parfois ma résignation, me muant parfois en fille de feu, parfois en fille d’eau. « Le temps va ramener l’ordre des anciens jours », affirma Gérard de Nerval en attente d’un souffle prophétique (1).

*

Ainsi hier, je n’ai pu m’empêcher de  retourner au même endroit que la veille, dans cette salle de théâtre naturel qu’est la Seine, devant la statue dite de la Liberté. Celle fois-ci, je me suis assise physiquement/posée mentalement/ juchée idéologiquement sur une bitte d’amarrage. Une magnifique haussière la reliait au bateau Thalassa. Là,  j’ai attendu peut-être les anciens jours, peut-être le nouveau des anciens, peut-être l’ancien de l’ancien, donc le renouveau. Il y avait le même fleuve,  la même île aux Cygnes, la même statue de la Liberté, sans doute le même soleil, les mêmes volatiles et probablement le même Moi. Cependant  rien n’était pareil.

Un père de famille se délesta d’abord dans la Seine des miettes du gouter des enfants. Ces derniers piaillaient autant que les mouettes qui se mirent en danser au-dessus, envoutées par les bouts de brioches flottant dans l’eau glauque.  Celles-ci calculaient le meilleur angle de plongée en plein vol pour s’emparer du meilleur morceau avant tout rival. Ce tourbillon de mouettes – j’en comptais vingt-neuf -  lançait dans le ciel des éclairs d’argent. Mon esprit tournoyait dans cette beauté. Neuf canards surgirent d’on ne sait où pour participer au festin avec un moindre succès.

Soudain un cercle diffus de lumière s’installa sur un point du fleuve, de sorte qu’il donnait l’impression d’un éclairage subaquatique. Comment le soleil trouvait-il de si loin la possibilité de se refléter dans l’eau, d’illuminer justement un endroit si semblable aux autres coins de vaguelettes. Comme si son rai de lumière slalomait étrangement dans l’air. Zigzaguant superbement. Je compris alors ces légendes bretonnes qui enfouissent sous la mer quelque demeure ancienne. Peu après, les rayons solaires se diffusèrent selon cinq faisceaux quasi parallèles. Impossible, mais pourtant réels. Tous se dissolvaient dans l’eau, émiettés. Ils éclairaient même les façades tristes des immeubles du bord de Seine. Je compris mieux encore ces villes bretonnes – Ys – englouties au fond de l’océan, habitées par des princesses diaboliques (Dahut). Des cités submergées dans une lumière aquatique.

Les mouettes indolentes s’installèrent sur ces flaques de lumières impressionnistes, flottant comme des barquettes soulevées puis abaissées par les ondes. Un cygne hautain et solitaire entra en Seine, contourna l’île des Cygnes, comme pour clôturer ma vision et mon récit. C’était  la première fois que je voyais ce volatile en ce lieu pourtant prédestiné. Un signe des temps ? Insigne du temps ?

Trois bateaux à moteur de croisière privée (blanc et marron) firent négligemment des allers-retours, suscitant une large gerbe de vaguelettes ondulantes. Le nombre et le costume des passagers dominicaux oisifs bravaient les regards des badauds.  Le soleil déclinant, aspiré par le couchant, se libéra totalement des nuages qui le masquaient. Il était temps de partir, de chercher une nouvelle voie de retour.

                *

 

De désespoir, j’empruntais alors la rue de Javel de bout en bout. C’était la seule qui débouchait devant la passerelle déteinte ou rouillée. Lors de ma marche fluctuante et masquée, je n’ai pas vu un seul toutou. Presque un néant des toutous chouchous, hormis un bichon nantais sur le trottoir d’en face devant le 81. C’est pourtant l’heure des pipis-caniveaux, des fèces animales (!) pour publicité de Canigoûter ! Cependant tous les trois mètres des pisses de chien maculaient et teintaient le bas des immeubles à l'adresse paire : la tache dégoulinait  et ruisselait sur le trottoir. L’étrangeté est que l’urine perdurait des jours et des jours, incitant à une démarche archéologique. Chaque passant.e devinait - selon la forme de la trace  - soit le gros chien a la patte haut levée, déversant un flux important de pipi, soit le petit chien à la production plus fluette qui s’écoulait nettement moins loin sur le trottoir. Etrangement l’urine s'installait comme une tache de peinture jetée par quelque artiste en direction du caniveau. Du street art pour canidés ?

Ainsi l’ancien peut sans nul doute  préparer du nouveau à l’ancienne.

 (1) Gérard de Nerval, Les filles du feu.

Jane Hervé

 

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