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Jane Hervé, le gué de l'ange

poésie des images et des lettres

Mise en Seine

Photo worldheritagejourneys.

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Je suis montée dans le bus 62 ne sachant trop où j’allais, où je devais aller, où je pouvais aller, ni si j’étais en train d’y aller. Ce qui prouve que j’étais dans mon état le plus normal qui soit. J’atterris à la station de Javel. Certes je n’y cherchais pas l’eau chlorée mais plutôt l’eau fluviale, la Seine coulant dans les parages et se glissant même sous le pont Mirabeau. Je longeais donc le quai Citroën en remontant vers la tour d’Eiffel. Une petite passerelle blanchâtre et désuète en direction de la berge m’invita à l’emprunter. Pour parodier Freud dans ses «  mots d’esprit » : tu l’empruntes, ou mais quand la rembourseras-tu ? Un dédale d’escaliers vieillots (donc sympathiques et attrayants) me conduisit au bord du fleuve. Ce coin était peu fréquenté malgré la lumière de l’après-midi, contrairement à l’île d’en face (dite du cygne) où régnait la statue de la Liberté – une copie - en plein milieu de la flotte. Juste devant moi. Ca piaillait  sec sous la statue à la torche (pour ne pas dire torchée), ça résonnait à l’endroit de la berge où j’avais posé mon auguste postérieur sur une barre de métal.

Là, je rêvais, les épaules enfoncées dans ma large veste, les manches du pull-over tirées à l’extrême pour faire office de gants. Une légère brise soufflait, suscitant des milliers de frisotis ombrés à la surface de l’eau. On aurait dit une mer.  Quelques groupes de mouettes argentées étaient justement venues jusqu’à Paris, tournoyaient et se posaient sur l’onde, puis s’envolaient et tournoyaient de nouveau, cherchant de la nourriture. Une sorte de canard rôdait en solitaire, fouillant la vase régulièrement. « Nul besoin de rejoindre la mer », pensais-je, le regard déjà enluminé. Au demeurant, le plus proche bateau-mouche se nomme Thalassa, la mer en grec. Un pêcheur novice lance le fil de sa canne à pêche tout neuve et la traîne le long du quai. Il a le sourire aux lèvres. Le bonheur est partout. Même là, en plein Paris, à  16 h. Le regard scrute les immeubles en face et les nuages jouant à cache-cache avec le soleil. Peu à peu le regard s’absente, se fond dans le paysage, devient paysage, fusionne avec l’espace (1). Je trouve au fond de moi l’axe du monde.

Je reste plus d’une heure dans cet état d’abandon délicieux, où rien d’autre ne compte que ressentir cette paix somnambule. Puis le froid envahissant durcit les muscles, frôle les oreilles, glace les doigts. Je me lève, me déplie encore raidie, puis marche heureuse de ce voyage intérieur vers la mer (qui m’a évité de prendre le train pour Deauville-Trouville !). Je longe la barge, les bateaux Yachts de Paris vides mais d’une propreté absolue. J’entends le clapotis du fleuve qui se mêle au crissement de la coque écrasant le quai de bois flottant pour les passagers. Un bruit insolite et insistant que n’aurait pas dédaigné Agatha Christie dans un roman qu’elle aurait pu écrire Meurtre sur la Seine ! A certains endroits, le bruissement devient craquement car une sorte de cheminée, large et mystérieuse, émerge de l’eau. Mes oreilles captent tous les bruits. La nuit doit être diabolique ici. J’aimerais bien y dormir. Plus loin, deux bateaux à roues au nom prédestiné Mississipi et Tennessee sont à quai. Ainsi mon voyage en mer imaginé m’éloigne de Trouville ! Tous ces bruits étirés ou craquants, se mélangent étrangement et composent une partition que Pierre Henry n’aurait pas dédaignée, lui qui a inventé des variations pour une porte et un soupir.

Tout bouge dans ma tête. Toujours. Je longe la gare RER de Javel (semblable à celle de Besiktas ?) et rejoint l’avenue Emile Zola. Et là, ç’est vrai, promis, juré,  je vois un gars d’une trentaine d’année qui tire derrière lui un convoi de 13 petits camions de chantier.  Chacun, long de 30 cm et haut de 15cm, est réuni au suivant par un filin. D’où sortent ces jouets qui n’en sont pas, parfois arborant un drapeau américain, parfois sans drapeau. Ils suivent l’homme au blouson comme des toutous dressés en laisse. Traverser la rue n’est pas une mince affaire, car le premier camion jaune est déjà de l’autre côté quand le dernier entame sa traversée. L’homme en blouson en replace de temps en temps un dans la bonne ligne, avant de contourner le minuscule square à fitness et de disparaître. L’épicier le regarde protecteur et sans doute habitué. Aucun doute, je n’ai pas rêvé.

Ce sera la dernière touche de cette mise en Seine.

Jane Hervé

(1) Il me souvient des réflexions de l’écrivain Luc Lefort dans Le génie du paysage : « Le paysage n’est pas l’environnement, mais une catégorie de l’imaginaire ». Il qualifiera le regard humain de « paysageur ». Je me sens  dès  lors fabricante de mon paysage donc « paysageuse » !

 

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