Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Jane Hervé, le gué de l'ange

poésie des images et des lettres

Encerclement d’images ou la nasse de la liberté

Photo Loïc Piton, 28 novembre

Photo Loïc Piton, 28 novembre

Que dire aujourd’hui ? Parler de ce samedi où je me suis retrouvée dans la nasse grillagée cernant toute la Bastille, nasse grise, deux mètres de haut. Encerclé.es . Une compagnie de CRS longeant les murs et la manif au petit trot,  j’en ai compté 100. Ombres sombres. En file indienne. Un camion de CRS  pour barrer la sortie vers Saint Paul. Un policier qui en bloque le passage de 20 cm de libre où j’aurais pu me glisser. C’est la marche de la liberté, des libertés, des libertés de marcher? A ma question : « où sortir alors ? ».  Le CRS énervé  lance « Gare de Lyon », circuit probable de délestage des manifestants – sombres eux aussi - désormais entassés sur la place. Du coup la mémoire intense de 68. S’échapper comme une lionne enfermée, comme une gladiatrice en arène. On nous a mis en cage. La mémoire du coup de matraque sur le crâne hier. Aujourd’hui, tous les coups imaginaires à éviter car la télé les rappelle si souvent avec les matraques télescopiques qui jouent dans l’air au sabre asiatique. Plus besoin d’aller au cinéma pour voir des effets spéciaux. Blocage de rue par un camion de CRS ici, par un rang de Robocop là, des rubans de chantier striés  rouge et blanc. M’extirper sans perdre mon sang froid. Faire entrer un sourire dans mon crâne. Avancer. Il me faut remonter la manif, entendre les éructations des black blocs (Macron, c’est de la m.), marcher, zigzaguer, entre les jeunes en couple d’ombres comme des spectres, regard rivé sur le trottoir,  s’échapper par les petites rues,  passer en dessous les rubans- barrières rouges-blancs. Une jeune fille avec une pancarte en carton : « Filmer peut sauver une vie ». Première France.

Voir la place des Vosges dans la lumière du soir, des familles assisses dans l’herbe comme si de rien n’était. Et pour eux, rien n’était. Ils ne revendiquaient pas une liberté qu’ils vivaient avec les enfants et  goûtaient sur la place. Heureux. La Bourgogne fermée, la boutique de ma copine muée en étal de chapeaux,  les galeries de peintures  illuminées. Je traverse la rue de Turenne, j’entre dans le Marais.  Des clients sortent des boutiques avec des sacs de luxe, un sac parfois deux.  Le sac en soi parfait est déjà un cadeau en soi. Un cadeau sans la présentation n’est pas un cadeau.  Des clients jeunes, sourire aux lèvres, heureux avec ces objets qui leur ont tant manqué, qu’ils ont tant attendu, ces cadeaux pour la famille ou pour eux. Ils bavardent en toute décontraction. Rien n’a changé sauf qu’ils sont moins nombreux. Les jeunes femmes sont maquillées et masquées … à la vénitienne. Il n’y a même pas de coranovirus. Seconde France. Autre France.

Je prends le métro à Saint Paul, mais je dois l’en extirper  à  la sortie Tuileries car la sécurité a fermé les stations Concorde et Champs Elysée-Clémenceau. De nouveau les boutiques illuminées du faubourg Saint-Honoré avec un vigile courtois, vêtu comme pour une soirée au Fouquet’s.  D’un politesse de l’attitude. Vite. Partir. Je m’engouffre dans la station de métro Madeleine. Rentrer dans mon refuge. J’ai un chez-moi. Pour l’instant.

                                               *

 

Mais t’es dingue, Jane… Pourquoi raconter ce passé sans éclat, presque sans événement. C’était samedi dernier.  Il y avait 43 000 autres Jane. Depuis la roue a tourné, en pire… avec les violences policières explicites que trois caméras ont recueillies : à l’intérieur, celle de l’agressé Michel  Z. , à l’extérieur celle des voisins et des passants qui ont vu et capturer les instants de violence de leur fenêtre ou du trottoir. Une vie mise en images.  Non, la vérité mise en images. Reconstituée en puzzle d’instants et de perspectives.  Chronologique. Du Guy Debord conjugué à McLuhan.  Surgissent des autres images, d’autres violences, d’autres analyses dont Zineb R. J’ai froid à ma France. Il y a au sang qui coule, des plaies qui se suturent.

Il n’y a plus que des images, parfois heureusement, pour contrer les mensonges.  Un envahissement d’images. Mais c’est une transformation du monde, du réel, de moi-même. Je suis aussi  une image qui a vu les images. Je suis et deviens l’image que je regarde : « plus je contemple, moins je vis » pour parodier Debord. Je suis ce que je contemple, envahie et dominée par ce que je vois, une société en déliquescence, en détresse. Je ne me connais plus. Peut-être suis-je de cette façon-là  une « autre ».  Alter en latin. Une « alter » sans haltères !!! Impossible de ne pas m’empêcher de dire une ânerie, de faire de l’humour alors qu’il y a du sang de tous côtés.

Fermer les yeux. Demain. Demain. Laquelle de mes mille Janes sera Jane ?

Jane Hervé

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article