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Jane Hervé, le gué de l'ange

poésie des images et des lettres

UNE FEMME ALLATURQUA

Photo Maryam  Şahinyan, Istanbul.

Photo Maryam Şahinyan, Istanbul.

Une photo, direz-vous, ce n’est rien qu’une photo. Rien qu’un portrait.  

Oui, mais c’est  la photo d’une femme photographiée par une autre femme. Et ce à Istanbul, en 1948, en plein milieu du siècle dernier. Or cette inconnue émerge du temps et de l’espace, comme extirpée du néant et de l’oubli actuel du féminin turc. Il y a, dans la pose polie de cette femme d’une exquise éducation, une volonté secrète de clamer : « Oui, nous les femmes d’Istanbul, c’est sûr, nous avons été, nous avons existé».  L’inconnue est maquillée avec délicatesse, peignée avec d’aimables crans qui sont sagement disposés de part et d’autre du visage. Sa peau est d’une évidente finesse, peut-être retouchée. Son regard tourné vers l’infini, discrètement mystique, semble plus mature que son vêtement. Habillée à l’européenne d’une robe à volants (je l’imagine d’un bleu très doux !), elle a un corps nubile de jeune fille et des mains sereines sans la moindre bague. Seul le collier de perles est un indice de sa classe sociale. Une bizarrerie reste pourtant inexpliquée : pose-t-elle la main droite sur la jambe droite étirée sur le sofa ? Ceci paraît étrange même si ce second pied invisible, coupé sur la photo, existe probablement (1).

Alors, pourquoi une telle photo de femme du 27 avril 1948 est-elle possible en cet Istanbul du XXème siècle? (2)  Parce qu’une autre femme photographe Maryam Şahinyan a appuyé sur le déclencheur. Maryam, femme et photographe de confiance, a photographié les clientes tout en délicatesse dans leur mise en valeur. « On sent la main d’une femme », dirait-on aujourd’hui. Son ombre en quelque sorte. Le père de Maryam possédait le studio Foto Galatasaray à Beyoğlu où sa fille a fait son apprentissage. Maryam en a hérité. Elle a archivé 200 000 photos en noir et blanc de 1935 à 1985, toutes préservées. Une magie de l’histoire au féminin.

Et si cette main de Maryam se vit ici au passé, elle dit pourtant à sa façon : « Faut pas croire, nous sommes des femmes aujourd’hui ». Pour preuve, cette volonté de dire - historiquement - que ces femmes ont existé, ont respiré, ont aimé, ont souri aussi à la vie.

Jane Hervé

 (1) Cette position insolite a sûrement une explication. La discrète torsion du corps révèle  peut-être un handicap, voire une blessure.

(2) N’oublions pas, les femmes turques, elles, ont le droit de voter puis celui d’être élues depuis 1930-1934. Et ce, bien avant les Françaises retardataires ! C’est en 1944 que les suffragettes accèderont aux bureaux de vote de notre pays des droits de l’homme, plutôt que de la femme !

 

  • Portrait extrait de la collection de photos de la fondation Women's Library and Information Center Foundation, Kadın Eserleri Kütüphanesi ve Bilgi Merkezi Vakfı . Une exposition intitulée The Photo Galatasaray a été organisée sur les archives photographiques de Maryam Şahinyan par Salt Galata (2011-2012). Un livre de Tayfun Serttaş récapitule ce travail.

 

 

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