Oui à Willis de Tunis, la miaou-woman!

6 Janvier 2021

L'humoriste Nadia Khiari, photo Gamma-Rapho. L'un de ses dessins.

Mon compagnon à l’humour exacerbé me glisse tous les jours les dessins de Willis de Tunis.

C’est qui ? Willis le farfelu est celui qui croque tous les travers de la société tunisienne. Plus que les travers, je dirais les dystopies réalistes pour imiter les gloseurs prétentieux hantant les journaux dans le vent. Et Allah sait combien il y en a – de dystopies - dans ce Maghreb, ce Marchrek, ce…. où officièrent tant de politiciens véreux. Pas besoin de chercher loin ! Le dit Willis a donc surgi ex-nihilo en janvier 2011 lorsque le président Ben Ali a été déchu. A ce moment, Willis avait la forme d’un matou mécontent qui chroniquait ses déplaisirs graphiques de façon pertinente et acerbe tout en renvoyant à une « culture anarchiste » apaisante! Attention, Willis n’est pas n’importe quel Willis… Il est le surnom d’Albert Dupontel, cinéaste chaplinesque déjanté et dérangeant (ouf), dans son film Bernie. Voila qui révèle un attrait évident pour ce cinéaste poil à gratter, réalisateur d’Enfermés Dehors (sur un SDF déguisé en flic pour aller bouffer à la cantine de la police !). Un artiste d’exception, ce Dupont-tel là car il provoque perpétuellement et résiste férocement aux tentatives de récupération journalistique.

Ainsi débute l’existence de ce Willis de Tunis qui fourgue tout d’abord discrètement son matou à l’attention des copains, avant d’étendre ses miaulements aux réseaux sociaux dont Facebook (aujourd’hui 53 000 personnes halètent avec ce fieffé matou aux réflexions de plus en plus humaines). Tellement humaines que le matou s’est révélée 1. premièrement être une chatte (une matou ?) et 2. deuxièmement être une chatte pas chattemite du tout. Car en vérité le pseudonyme Willis cache une femme miaouesque tunisienne. Ca alors, dans un univers si misogyne… Eh bien, oui-lis, elle se nomme Nadia Khiari. Enseignante en arts plastiques, peintre et dessinatrice, elle n’est ni hypocrite, ni doucereuse. Elle publie ses chroniques de la révolution et ses dessins dans Siné Mensuel, Courrier International, etc. Bref, elle fait au jour le jour la Kasbah Factory comme il est écrit sur son mur. Une Kasbah java, plutôt, qui nous fait parfois rire jaune !

Sa philosophie humoristique

Et il y en a des javas rageuses. Le chat se métamorphose selon les besoins en femme, grand-mère, etc, afin de soutenir tout ce qui est à soutenir (actuellement les mères célibataires) ou dénoncer tout ce qui est à dénoncer (la torture). Elle se déchaîne contre « la clique d’abrutis-frustrés », ces « bourrins qui mettent leur virilité dans l’attaque des plus faibles » ! (1)

Une mère surprend-elle le costume burquaesque de sa fille et s’inquiète : « Tu as vrillé burqua ? » Fifille répond : « Non, c’est ma tenue antimoustiques »….La ménagère va-t-elle au souk pour remplir son panier à provisions, qu’elle trouve sur les étals des marchandises étiquetées « chômage », « misère » et « médiocrité ». – Il vous reste un peu d’espoir en stock, interroge l’acheteuse. Ce à quoi, le marchand réplique flegmatique : « Ca a fleuri au printemps, mais ça s’est vite fané ! »… Il y a « sept raisons d’’espérer » annonce une autre blague : on est diplômés, éduqués, on croit au rêve, on n’a pas peur, on est motivés, on est nombreux et – enfin - « on a rien à perdre »…. Des manifestants clament-ils l’un « mort au juif », l’autre « mort aux arabes » qu’un troisième exige « mort aux cons » !... Les intégristes ne sont pas mieux vus (voir photo). Le gentil intégro file le flouze extrait de ses puits de pétrole, le vilain intégro va passer à l’acte avec son fusil à une balle. Le mot qui fâche - « terroriste » - n’est pas prononcé, mais est compris de tous. Ce qui renvoie aux mots d’esprit très freudiens (2).

Le palmarès du matou (3) : un prix par an!

Nadia Khiari a reçu le Prix Honoré Daumier (Cartooning for Peace, 2012), les insignes de Docteur Honoris Causa (Université de Liège, 2013), le prix international de la satire politique à Forte dei Marmi (2014), le Prix Agora Med du Dialogue Interculturel Méditerranéen (2015), le prix Couilles au cul lors du festival Off off Off d’Angoulême (2016), le Prix des dessinateurs Vive les Femmes lors du Festival Traits d’Humour (Saint Jean Cap Ferrat, 2017), le Prix Sokol (Musée de la caricature de Krems, Autriche, 2018). A l'occasion de la rentrée académique de l'Université de Liège lui a remis le titre de docteur honoris causa pour la cause de La liberté d'expression et d'accès à l'information.

Aucun doute. Nadia Khiari n’a pas froid aux yeux : “Dessiner était un moyen pour moi d’expulser mes angoisses, de partager avec mes proches, de les faire sourire dans ces moments très angoissants ». Si elle ne fait pas de dessins dans la presse (les journaux sont trop politiques; elle préfère son indépendance), elle fournit chaque jour un dessin nouveau sur sa page Fesse de Bouc. De quoi fréquenter les Boucs pour accéder au chat !

Jane Hervé

(1) Interview SGEN-CFDT Profession Education, n° 277, automne-hiver 2020

(2) Dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Freud épluche le comique. Il détecte les mécanismes dits de condensation (de plusieurs mots ou faits en un, ex famillionnaire), du déplacement (contourner la censure alors sexuelle, mais on peut l’appliquer ici un autre type de censure, pourquoi pas politique ?), révéler enfin le double sens ou le non sens des mots.

(3) P. Geluck officie aussi sur ce terrain du félin, après Siné dont les chats raccommodés étaient très provos.

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Pour info :

Articles de Jane Hervé dans la revue numérique Recours au poème, n°206, janvier-février 2021. L’un sur Barry Wallenstein (traduction Marilyne Bertoncini), l’autre sur la revue Dissonance (Feux).

https://www.recoursaupoeme.fr/

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