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Jane Hervé, le gué de l'ange

poésie des images et des lettres

LE QUAI DE TOUTES LES LIBERTES

 LE QUAI DE TOUTES LES LIBERTES LE QUAI DE TOUTES LES LIBERTES
 LE QUAI DE TOUTES LES LIBERTES

Liberté 1. Le travailleur et le cycliste. Le port dit de Javel  haut est en chantier. On y aménage de nouveaux regards dans le trottoir, autant de plaques en fonte ductile souvent carrées, parfois circulaires. Pour ce faire, il faut d’abord ôter tous les pavés, les disperser, les entasser puis… les replacer autour des  nouvelles plaques Cofunco. Elémentaire, donc. Je fais escale  sur un pilier abandonné, près d’une barrière plastique orange.  En une heure, deux ouvriers  cool en tenue de chantier orange déambulent sous mon nez. L’un d’eux pousse une brouette, l’autre suit décontracté. Calme plat ensuite.

Un gars arrive en vélo, freine à côté de moi, appareil photo brandi vers le fleuve :

-Vous regardez le chantier.

- Je suis en plein chantier intérieur ! répondis-je.

Le propos  (qui se voulait drôle) le dissuade. Une répartie bizarroïde. Le cycliste reprend ses pédales, enfourche sa selle et s’esquive.

*

Liberté 2. Il y a canard et péniche, tous flotteurs. Mon esprit s’abandonne donc au flux du fleuve.  Les canards sont de petites péniches à plumes. A ma grande surprise, un canard absolument blanc surgit à mes pieds, blanc d’une si parfaite  blancheur que je le vois flotter : un rêve  émergeant de l’eau glauque. « Ô fils du roi tu es méchant, tu as tué mon canard blanc », se lamente une vieille chanson française adulée.  Ma rêverie reprend son errance. Deux autres petits bateaux à plumes,  des classiques colverts, le suivent et s’engouffrent dans le même passage, juste derrière  la barge.

 

*

Liberté 3. Le passage de relais. Les SMS successifs de Xavière Gauthier nomment  les péniches passant par l’écluse à Athis-Mons  à ses pieds. Ils m’amusent et m’intriguent. Ces dames imposantes descendent-elles ou remontent-elles la Seine ? Xavière m’annonce  Bali, puis Suez une gracieuse péniche bicolore « bleue et jaune », puis enfin Romantica.  Un nom qui efface ceux qui l’ont précédé. Tous ces noms se chevauchent et m’emportent l’âme vers ses exils ou errances.  Je me sens si souvent être de partout, grâce aux mots et aux sonorités de prononciation inventées. Mes mini-« tempêtes sous un crâne », selon une expression chapardée à Victor Hugo ! Ces péniches de passage créent un « lien », m’écrit la poétesse de la troublante Rose saignée (1).  

A plusieurs reprises des chalands sans nom circulent,  tractés par des remorqueurs. Des péniches sans doute clandestines ! Mon ignorance en batellerie est totale, je l’avoue.

*

Liberté 4.  Economie sociale et solidaire. Je longe le quai.  Au pied du pont de Grenelle, un mini-bar est installé sur la plage. Sur l’ardoise,  quelques boissons et du café sont proposées. Un serveur aimable me salue « Bonjour ». Je réponds au salut, mais ne m’arrête pas pour deux raisons : je n’ai pas soif et je n’aime pas la musique de fond aigrelette qui patauge dans ma tête. Je continue ma route sur berge jusqu’au proche caisson blanc, toujours libre à mon arrivée. Je m’incruste sur place. Des histoires se construisent dans ma tête, attisées par les reflets aquatiques.

 Le soleil descend, que saurait-il faire d’autre en fin d’après-midi ?  Soudain une voix me prend encore une fois par surprise. Elle vient du soleil. En plein contrejour, une apparition. Un être complètement noir apparaît,  auréolé par cette lumière. Il dit comme s’il me connaissait depuis toujours :

-Vous êtes bien au soleil.

J’acquiesce et détecte le jeune black à la voix calme, d’une grande gentillesse. Vingt ans peut-être, vingt-cinq ans peut-être. Il a envie de parler. Cela m’étonne car je me sens très vieille dame pour cet inconnu si jeune. Je réponds néanmoins :

-Oui, c’est agréable ici, surtout dans le couchant.

-Je vous vois souvent.

Ca alors, pensais-je, rôderait-il sur le quai ? Surveillerait-il les autres gentiment comme je le fais moi-même ?

- Je suis serveur, reprend-il.

 Je réalise qu’il tient le mini-bar voisin que je viens de contourner, devant le bateau Thalassa.

-Je suis content d’avoir un emploi.

Je questionne bêtement :

-  Vous êtes étudiant ?

Le jeune homme bredouille comme gêné: 

- Non, j’ai un CAP. Je travaille à Quai Liberté !.

 -Super, commentais-je pour le rassurer. Cela vaut mieux que des diplômes dont nul ne fait rien.

-Le petit carton du Quai était tombé de la caravane des camions la semaine deernière. Je l’ai rapporté au guide.

- Ah, c’est bien.

Quelqu’un passe :

-Salut Malik ! On s’en va.

- Ah, c’est Malik, répétais-je. Comme Malik Oussekine.

- C’est pour ça que ma mère m’a donné ce nom.

Malik, le jeune homme black,  a désormais un prénom. On bavarde, toujours masqués, à deux mètres de distance. Il m’explique que son travail est fini, qu’il va fumer une clope, puis rentrer. Il me donne son numéro de téléphone. Je l’enregistre en le répétant soigneusement. Mon stylo est rétif. J’aime ce contact si impossible. Tout cela est étrange, comme une mixture préparant une société différente : jeune et black- vieille et white, sans diplôme-hyper diplômée, avenir devant- avenir derrière…

 

Liberté 5. Au-delà de la case prison

Après le départ de Malik, je consulte alors le flyer publicitaire de ce Quai Liberté : « Votre présence ici favorise la réinsertion d’anciens détenus qui travaillent et se forment au Quai Liberté ». La fiche cartonnée souhaite la bienvenue aux « curieux, aventuriers, amateurs d’inattendu, enthousiastes, bienveillants ». Autant d’êtres qui vont de l’avant et croient en l’avenir. Moi, donc.

J’ai mis les pieds dans ce restaurant inhabituel dont une partie du personnel a fait un passage par la case prison. L’association Wake up Café (2) leur prépare «une insertion durable, sans récidive». Elle veut «permettre aux Wakeurs suivis de reprendre en confiance en eux et de mettre en avant leurs qualités de personnes, pour sortir de leur étiquette», explique sa fondatrice Clotilde Gilbert. Ces «Wakeurs» sont les détenus que l'association accompagne depuis leur détentionen partenariat avec les conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation. Elle les aide à mettre sur pied un projet de vie, à apporter des garanties à l'administration pénitentiaire, puis à se former, trouver un logement et un emploi une fois dehors… «Attention, tous ceux qui ont été embauchés au Quai Liberté ont passé un entretien comme les autres! Quand on leur trouve un emploi, on est sûrs qu'ils sont prêts».

 

Liberté 6. Une démarche de Centaure. N’oublions pas que le Centaure de César, au bas de la rue du Cherche-midi, exhibe  sur son poitrail une reproduction de la statue de la Liberté. N’oublions pas non plus que Chiron, le centaure des centaures, plus immortel que jamais, se chargeait de l’éducation des jeunes fils de héros (Achille, Esculape, Actéon). La mythologie le disait bon et sage.

Jane Hervé

 

(1)  X. Gauthier, Rose saignée, récit d’une saison en enfer des femmes à Istanbul, ed. des Femmes.

(2) Wake up, en anglais se réveiller. L’association née sur une péniche à Meudon, a déménagé sur une péniche plus grande à Boulogne. Sa force ? Avoir ce lieu sur l’eau, proche de la nature, pour assurer sa mission. En 2018, Wake up Café répond à un appel à projet du port autonome de Paris, contacte France-Télévisions (alors propriétaire du bateau Thalassa) et crée un nouveau haut lieu de l’économie sociale et solidaire nommé le Quai Liberté. En face de la statue !

 

 

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