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Jane Hervé, le gué de l'ange

poésie des images et des lettres

"JE PERDS LA BOULE"

"JE PERDS LA BOULE"

 

Souvent je pense n’avoir à offrir que mes mots, si dérisoires et parfois si graves, jetés dans cette grande débâcle de la planète. Des mots qui sont ma colonne vertébrale, où les vécus et les pensées sont enchevêtrés  les uns dans les autres. Des mots pour dire ce que je ressens de l’instant, captive de mon plaisir ou de ma colère ; des mots pour lire les pensées du monde, auteur par auteur, parfois  siècle par siècle. Des mots… Je suis consciente du privilège de les maîtriser, de les enjoliver, de jouer parfois avec eux. Des mots bilboquets, des mots ricochets, des mots échos, des mots coup de poing. Je ne me suis jamais imaginée sans leur possession, sans ces mots qui glissent sur la page et se nichent soudain sur une ligne. Délicieusement innombrables.

                                   *

Et pourtant, force est de constater que d’autres  n’ont plus cette faveur du sort, que les mots leur échappent. Inéluctablement. Or ces mots que d’autres ont perdus,  vivent dans cette période même où ils savent qu’ils les ont perdus. Un savoir étrange de sa propre ignorance, irrécupérable cette fois-ci.  Consciente sans l’être vraiment. Une sorte de noyade dans les sables mouvants du langage.

Ainsi la paisible Maryse précise à 81 ans : « Je ne sais plus dire les choses. Je perds la boule et je ne peux rien faire. Je suis paumée. J’ai fait ce que j’ai pu dans la vie. Je ne vais pas m’exciter pour faire autrement. Je n’y arriverai pas. » Elle demeure stoïque : «  Je me laisse vivre. Je ne vais pas commencer à faire des choses que je ne pourrais pas. .. »

Pensant aux «  gens qui ont de la peine », Marie estime en être protégée. Elle a trouvé un lieu. Elle vit en un appartement du centre ville avec une grande pièce, une chambre très belle,  et « un bon lit pour les visiteurs ». Et surtout, de sa fenêtre,  elle voit les deux maisons où elle habita jadis avec son époux : «L’une est là derrière, d’un côté ; l’autre là bas avec un grand jardin ». Des lieux importants où elle enfanta aussi. Cependant elle sait désormais s’ancrer dans son domicile actuel : « J’y suis à mort. Je ne peux pas en ressortir. Je ne sors pas seule. Je risque d’aller directement au lac ». Elle connaît aussi des limites à l’intérieur de son domicile : « On a bouclé la cuisine. Je risquais de faire des bêtises ». Avec une sorte de fatalisme serein, Marie précise : « Je trouve ma route ailleurs. »

Ainsi l’époustouflante Laure, 78 ans, folle amoureuse du langage. Laure est consciente qu’au moment où elle entame une phrase, les mots s’esquivent : « Je m’arrête, car je ne sais plus ce que je veux dire ou de qui je veux parler ». Elle devient prisonnière de leur fuite. « Paralysée », confie-t-elle. Attentive à son  compagnon d’amour, régulièrement hospitalisé, elle organise entièrement sa vie autour des besoins cardiaques d’oxygénation. Elle manifeste sa  « tendresse » à une amie par téléphone. «Je pense très souvent à toi. Je ne t’oublie pas. Tu es toujours avec moi », signe d’une présence préservée. « Je ne suis pas quelqu’un de volage », affirme-t-elle encore. Un précieux réconfort d’amitié. Elle va passer demain « des examens pour la mémoire ». Il faudra l’appeler pour en connaître les résultats. Confirmeront-ils son ressenti ?

Ainsi Elsa si solidaire et si inquiète, 72 ans, qui oublie beaucoup et se trompe depuis quelque temps dans les dates, les faits, les prénoms. « Est-ce que tu penses que je perds la mémoire ? » interroge-t-elle un jour. Comment répondre sans blesser, sans que son cœur défaille avant d’oublier cette défaillance. Il faut trouver un exemple neutre de cette désaffection des mots. Un gros oubli tout bête ! Après avoir répété tant de fois la même chose et constaté l’oubli de ces propos, j’en perçois l’inefficacité. Car j’anticipe avec Marie, Laure et Elsa ce que sera mon propre destin, à une heure imprévisible.

                                               *

Prendre conscience de l’oubli est-ce si nécessaire ? Je ne le crois pas.  Le savoir fait plus souffrir que le vivre dans l’inconscience. Il faut juste reconnaître que cette part de soi - l’esprit -  agit comme les morceaux de notre corps qui s’ankylosent en diverses maladies inopinées. La fatigue de penser guette tout être humain  et l’indolence de l’esprit est une manière de s’esquiver. Avec le temps, force est de composer - et  surtout de se recomposer - avec les capacités qui nous restent et de laisser les souvenirs et les heures s’effacer en nous. Oublions alors l’oubli.

Jane Hervé

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